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Cycle délicat

Photo du rédacteur: Luce CaronLuce Caron

– Elle a dix ans, ce n’est pas si mal…

– Comment ça, « pas si mal » ? Tu trouves que c’est suffisant, toi, dix ans ?

– Je ne comprends pas pourquoi tu te mets dans un état pareil pour une machine à laver, c’est tout. Il n’y a pas de quoi en faire un drame.

– Ce n’est pas un drame pour toi ! Qui porte des kilos de linge mouillé jusqu’à la baignoire ? Qui a les bras en compote à force de tordre tes jeans pleins d’eau ? C’est moi, il me semble !

– C’était clair dès le début, mon amour. Si cela ne tenait qu’à moi, nous l’aurions déjà remplacée. TU as voulu attendre, TU as voulu appeler un réparateur. TU as accepté de le payer cinquante euros pour l’entendre prononcer la phrase que j’avais prédite depuis le début, donc TU essores le linge.

– Comment pouvais-tu savoir que c’était la carte mère ?

– C’est toujours la carte mère.

– Comme si tu y connaissais quelque chose. D’ailleurs, je me demande qui a eu l’idée grotesque d’appeler ça une carte mère. Tu dois savoir, toi qui sais tout !

– Figure-toi que oui.

– Je t’écoute.

– C’est parce qu’elle est la source de tous tes problèmes, mais que tu ne peux pas en changer.

– Très drôle. C’est surtout un gros misogyne qui s’est dit que c’était un truc de nana, la lessive.

– Tu exagères. On ne va pas s’engueuler pour si peu, je vais t’en acheter une demain, fin de l’histoire. Sauf si tu préfères attendre les soldes.

– Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de principe ! Il faudrait sauver la planète, consommer moins, consommer mieux, mais l’obsolescence programmée, personne n’en parle ! C’est agaçant.

– Allez, arrête de dramatiser et viens te coucher, on en reparlera demain.


Bien consciente de tout le ridicule de mon insomnie, je tourne et me retourne dans mon lit. Il a raison, je lui donne trop d’importance. Au fond, ce n’est qu’une machine à laver. Est-ce que j’en suis là ? À m’enliser dans ma vie de ménagère ? Quarante-deux ans, insomniaque à cause de l’électroménager défectueux. Est-ce que nous en sommes là ? À nous disputer pour un défaut d’essorage ? Il ne me comprend plus. Il ne réalise pas que je suis vexée d’avoir fait le mauvais choix, moi, pour qui choisir est déjà un calvaire. Je l’avais adopté, après des heures à éplucher des comparatifs détaillés. Je pensais que c’était le bon. Il n’a pas conscience de l’enjeu, ou plutôt du manque d’enjeu. Peu importe sa note, ses avis, tout est déjà écrit. Inutiles, les nettoyages de filtres, les détartrages au vinaigre. L’entretien n’a pas changé son destin.

Il me trouve ridicule d’accorder tant d’importance à ces futilités. Avant, il m’écoutait parler en opinant. Maintenant, il lève les yeux au ciel. Je me demande à quel moment s’est opéré le changement. Il a dû s’installer insidieusement, au fil des années. Nos réflexions étaient différentes, sans pour autant que cela nous oppose. Nous n’avons jamais eu les mêmes opinions politiques, mais nous en discutions. Je suis centriste. Il trouve que je ne me mouille pas, que je suis incapable d’avoir un avis tranché. Cela nous amusait, on se taquinait. Nous débattions, sans chercher à nous convaincre mutuellement. J’ai l’impression qu’il m’admirait de ne pas me plier à son avis. Désormais, je sens bien qu’il se moque de moi. Ma liberté de penser ne lui fait plus aucun effet. Indifférent. Oui, il est devenu complètement indifférent. Parfois même, méprisant. Quand je prends une mauvaise décision, il saute sur l’occasion pour me gratifier de son sourire narquois. Il ne supporte plus que je m’oppose, il se sent insulté si nos avis divergent. Il ne voit pas le fond du problème. Il ne s’agit pas simplement d’un problème domestique. J’ai envie de croire que tout est réparable, que l’on peut changer, évoluer, qu’il y a des solutions moins radicales que de passer à autre chose à chaque difficulté rencontrée. Et alors ? Je ne trouve pas cela absurde. Utopiste, à la limite. Avant, il l’aurait rangé dans la colonne de mes qualités. Le temps a passé. Est-ce une raison suffisante pour ne plus m’aimer ?


En vieillissant, il ressemble de plus en plus à sa mère. La planète, elle s’en contrefiche. Sans aucun scrupule, elle jette, elle remplace. Elle s’imagine sûrement que posséder du neuf préservera sa jeunesse, allongera son espérance de vie. Surtout, ne pas vieillir avec ses vieilleries. Il lui reste bien quelques tableaux d’un arrière-grand-père normand, dissimulés entre deux lampes industrielles. Récemment, elle a refait tout son intérieur dans un style scandinave chic. Elle a fait appel à un décorateur. J’aurais bien aimé voir sa tête quand elle lui a annoncé qu’elle souhaitait intégrer les croûtes normandes. Ce doit être sentimental, je ne vois pas d’autre explication. Je ne la soupçonnais pas sentimentale. Quand j’entre chez elle, j’ai l’impression de mettre les pieds dans le catalogue Ikea. Je n’ose pas le lui faire remarquer, elle qui ne manque pas une occasion de cracher sur le géant de l’ameublement, elle pourrait mal l’interpréter. Ikea, c’est pour le bas peuple, elle vaut mieux que ça. Ses meubles ne sont pas vendus en pièces détachées. Sans clou ni vis, elle les espère robustes, durables. À son image ? Quand elle a eu ses problèmes de hanche, elle était bien contente que le chirurgien ne lui assène pas : « Désolée madame, c’est la carte mère, il n’y a rien à faire. Vous avez le choix entre l’hospice ou l’euthanasie. » Grâce à sa prothèse, elle va pouvoir gambader encore quelques années, en présumant que ses vis ne s’oxydent pas.

Il n’est pas complètement foutu, il tourne encore. Pas à mille deux cents tours par minute, mais il tourne encore. Et puis, je le connais si bien, je sais comment le manipuler. Plus besoin de mode d’emploi. Il est mon seul véritable soutien dans cette famille.

Il voudrait que je le lâche, sans égard, que je renie nos années de vie commune. Il est prêt à l’abandonner, sans se retourner. Depuis dix ans, il m’épaule, mon fidèle compagnon. Il m’aide à nettoyer les taches de notre vie. Les taches de nos ébats nocturnes, les bavoirs pleins de purée, le jus de framboise qui a coulé, les genoux verts des pantalons qui ont roulé dans l’herbe. On n’efface pas dix ans de bonheur comme cela.


En réalité, il s’en fout, ce n’est pas son problème. Mon obsolescence a beau ne pas être programmée, elle menace. Mériterai-je plus de considération, le jour où je ne serai plus en possession de toutes mes fonctions ? Est-ce qu’il me remplacera sur un coup de tête, sans préavis, par un modèle plus jeune, plus efficace ? Prendra-t-il la peine de me mettre un petit coup de pied aux fesses pour me faire redémarrer ? Ou se dira-t-il que c’est peine perdue, arrivée à un certain âge, on ne trouve plus les pièces de rechange. Est-ce qu’il me déposera à l’endroit dédié aux vieillards qui déraillent un peu ? Les vieux dont plus personne ne veut ? Ou me larguera-t-il dans un fossé, à l’abri des regards ? Est-ce qu’il m’abandonnera sur le trottoir, se disant que ce n’est pas parce que je ne suis plus assez bien pour lui que je ne peux pas encore faire le bonheur de quelqu’un ?

Certains flatteurs me disent que je ne vieillis pas, que je me bonifie. Je ne sais pas ce qu’ils espèrent. Que je les complimente à mon tour, peut-être. C’est mal me connaître. Je fais moins de sport, je bois davantage, je pique des bonbons dans la boîte d’Émilie et malgré tout, j’ai maigri. Il ne l’a pas remarqué. Nous allons moins souvent au restaurant, je garde la ligne plus facilement. Nous irons le mois prochain, pour notre anniversaire de mariage, s’il s’en souvient.

Quinze ans de relation, douze ans de cohabitation, dix ans de parentalité, huit ans de mariage. Il a raison, ce n’est peut-être « pas si mal », au fond. Nous arrivons à l’âge où tous nos copains se séparent. Le fléau de la crise de la quarantaine s’est abattu sur nos amis. Dilemme cornélien pour décider quelle amitié mérite d’être sauvée. Il faut choisir son côté, c’est elle ou c’est lui. Il ne prend pas parti, il dit qu’il n’y a que les cons qui ne changent pas d’amis. On jette les deux, c’est mieux ainsi. Nous en trouverons d’autres, nous sommes tellement sympathiques ! Il imagine certainement que ça n’arrive qu’aux autres, que nous dominons la situation, que lui seul est capable d’aimer mes grosses fesses et mes petits seins. Il se croit fort, il ignore le sort que lui réserve le temps. Il a la naïveté de croire qu’il va bien vieillir. En attendant, il devrait commencer les coloscopies parce qu’il passe son temps aux toilettes. S’il pense que je ne l’ai pas remarqué… Il sait parfaitement ce qui le guette. Son père est mort de ça, son grand-père aussi. Il fait mine de l’ignorer. Pas très glamour, le cancer du côlon, pas assez prestigieux pour lui. Il s’est mis à manger des pruneaux et des yaourts périmés, comme si cela allait changer la fatalité. En réalité, je le fais chier. Voilà l’explication. Au début, il me prévenait, comme les enfants : « Je vais au petit coin. » C’était mignon. J’étais amusée qu’il me notifie ce moment d’intimité. Maintenant, il attrape discrètement son téléphone et part en silence. À un moment, j’ai cru qu’il cherchait un prétexte pour s’isoler dans la seule pièce qui ferme à clé, qu’il en profitait, tranquillement assis sur son trône, pour envoyer des mots d’amour à une autre que moi. Une chanceuse qui pense avoir dégoté le prince charmant. Je nous imaginais entrer de plain-pied dans ce cliché. Même pas. J’ai vérifié. Il regarde les infos, les réseaux sociaux. Parfois, alors qu’il est enfermé aux chiottes depuis vingt minutes, je reçois une notification, il a aimé une de mes publications. Il se cache pour scroller, lui qui reproche à sa fille d’être sans cesse connectée. Je l’ai prévenu. Je lui ai dit qu’il ne devrait pas y rester si longtemps. Ce n’est pas bon pour sa santé. Il m’a envoyée balader. Il préfèrerait mourir d’une tumeur au cerveau, dans l’espoir de passer pour un intellectuel. Pouvoir dire à qui veut l’entendre qu’il a trop réfléchi, qu’il s’en est fait un méningiome.


Nous fêtons nos noces d’or en petit comité. Nos parents sont partis et il ne nous reste que peu d’amis. Cinquante ans de mariage et trois machines à laver à notre actif. Plutôt en bonne santé, toujours mariés, ce n’est pas si mal. Peu concerné par les préparatifs, il m’a laissé tout organiser. « À quoi bon donner mon avis ? À la fin, tu n’en tiendras pas compte », m’a-t-il dit. Décor champêtre, planches de charcuterie, nappe rayée et fleurs séchées, sans prétention. En septembre, généralement, le temps est encore clément. Le jour de notre mariage déjà, il faisait un temps splendide. Nous n’avons pas eu de mariage pluvieux.

J’aimais l’idée de célébrer nos cinquante ans dans nos costumes de mariés. J’ai maigri, il a grossi. Émilie a retouché mon tailleur blanc, qui était bien conservé. Je l’ai regardée faire, admirative. À dix ans déjà, elle voulait être couturière, elle a réalisé son rêve. Elle confectionne les costumes pour des spectacles d’opéra. Elle est douée. Comme moi, elle aime rafistoler. À propos de notre fille, nous ne nous sommes jamais disputés. C’est certainement grâce à elle que nous nous sommes supportés. Il a préféré acheter un nouveau costume, il trouvait le sien démodé. Hypocrisie de celui qui n’arrive plus à entrer dedans. Les talents d’Émilie n’y auraient rien changé. Ce matin, il m’a dit que j’étais belle. Cela m’a fait sourire.

Mon gendre est occupé à servir le Vouvray. Je tends mon verre dans sa direction quand soudain, la pluie se met à tomber. Des trombes d’eau s’abattent sur ma tête, c’est la douche froide. L’eau s’infiltre dans mon vin. Affolement général, chacun tente de ramener à l’intérieur ce qu’il peut sans s’éterniser sous le déluge. Nous prendrons la photo après l’orage. Mouillés et vieux, mais heureux. Ma fille me tend une serviette sèche. Elle est chaude et douce comme celles qui sortent du sèche-linge. Sans relever l’ironie, je la remercie. Elle me répond de sa voix de petite fille « De rien, maman. » Je la regarde avec stupeur. Elle a dix ans. Comment peut-elle avoir dix ans ?


J’émerge, trempée de sueur, bonne à essorer. À force de cogiter, je me réveille lessivée. Je tourne la tête vers le réveil. 6h28. Il va bientôt sonner. À mes côtés, il ronfle, je le laisse profiter de ses deux dernières minutes de tranquillité. Péniblement, je me lève, jette mon tee-shirt dans le panier à linge sale et me dirige vers la salle de bain. Le linge accroché sur le fil goutte dans la baignoire.

Il a raison. Cela ne peut plus durer.



* Nouvelle écrite pour le concours organisé par Librinova sur le thème "Elle a dix ans".

Toutes les nouvelles participantes sont disponibles à la lecture (à la condition de créer un compte) sur le site :




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