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Photo du rédacteurLuce Caron

Lia

Depuis que je vis avec elle, mon quotidien a changé, il faut bien le reconnaître. Lia est une femme intelligente. Elle me comprend sans que j’aie besoin de m’expliquer. Jamais un mot plus haut que l’autre. Une entente tacite, une complicité sans faille, voilà ce qui nous unit. Avec elle, je revois ma position sur la condition féminine.


Avec Camille, des mots, il y en a eu. Elle me réclamait sans cesse des comptes. Elle s’inquiétait de savoir où j’étais, ce que je fabriquais et avec qui. Une manière de me demander à quoi nous menait notre histoire. Notre relation était un chemin pavé d’étapes préétablies, dictées par la société et son horloge biologique. Il lui fallait une perspective d’évolution, des cases à cocher. Elle voulait plus, toujours plus. Elle me prenait pour l’homme de sa vie. J’étais flatté. Assez pour la laisser imaginer les prénoms de nos bébés. Quand je l’ai vue débarquer à l’entretien, avec sa tignasse rousse et ses cils recourbés, je l’ai voulue. Pour moi, rien que pour moi. Les autres candidats ne faisaient pas le poids. Je l’ai engagée. Pas uniquement pour ses compétences, bien entendu. Telle une jolie poupée, je rêvais de la coiffer, de l’habiller, de la déshabiller surtout. Elle ressemblait à un ange descendu du ciel. Elle ne savait pas encore que bientôt, la main de Dieu se poserait sur son cul d’enfer. Cette petite chose fragile m’inspirait des pulsions protectrices. Bien consciente de l’effet qu’elle faisait sur les hommes, elle arborait fièrement son désintérêt. Je n’étais certainement pas le premier à la désirer. Le jour où je l’ai embauchée, ma vie a pris une direction à sens unique. Plus de demi-tour possible, je m’étais engagé dans un tunnel dont la seule issue possible était  : la faire mienne. À ma merci. Un jour, elle deviendrait ma chose et pas celle d’un autre. Je m’étais imaginé la tâche compliquée. Finalement, l’affaire avait été plutôt aisée. Elle a accepté un dîner en tête-à-tête. Je l’ai emmenée Chez Bernard, une brasserie branchée. Nous avions une chance d’y croiser des célébrités, je pensais l’impressionner. Elle a choisi un burger avec des frites. Un péché mignon dû à ses origines belges, m’a-t-elle confié. Je n’ai pas trouvé cela mignon du tout. Je ne supporte pas les femmes qui commandent des frites. Comme un aveu de leur laisser-aller latent. Une femme qui mange des frites au premier rencard est une femme qui ne fait attention à sa ligne que dans le but de séduire le futur père de ses enfants. Tant bien que mal, j’essayais de mettre au placard mes théories culinaires pour accéder à mes fins. Elle était sortie du restaurant passablement éméchée. J’en avais profité. Je l’ai invitée chez moi. Elle a accepté. Dans la voiture déjà, je lui caressais l’entre-jambes. Nous ne sommes pas montés. Une fois garé dans le parking du sous-sol, j’ai abaissé son siège et sa culotte dans la foulée. J’avais envie de l’entendre crier. Mon éjaculation terminée, je l’ai raccompagnée. Notre passion s’est éteinte progressivement quand elle a emménagé. Pendant quelque temps, cette décision l’a rassurée sur mes intentions. Nos discussions tournaient autour de sujets domestiques.

Au bureau, elle était toujours aussi apprêtée. À croire qu’elle préférait se faire belle pour les autres. J’avais pris l’habitude de la voir maquillée. L’odeur de son shampoing au lait d’amande me ravissait. Un dimanche matin, elle est venue se coller à moi dans le lit. Pas encore douchée, l’odeur de ses cheveux gras m’avait donné la nausée. Subitement, je l’ai trouvée moche. Ce jour-là, j’ai su. Pas toute une vie comme ça. Camille, c’était le genre de fille à rêver de la bague dans son écrin de velours. À chaque fois que nous allions au restaurant, je remarquais son exaltation surfaite. Si j’avais mis un genou à terre, elle aurait accepté, j’en suis sûr. Une case de moins à cocher, voilà ce qui l’excitait. C’était précisément ce qui m’inquiétait.

Quand j’y pense, j’en ai fait des concessions. J’étais flatté que les autres la trouvent belle. Un jour, je la trouvais belle à crever, le suivant, elle m’inspirait une profonde répulsion. On peut dire qu’elle a réussi son coup. En quelques mois, je suis devenu celui qu’elle voulait faire de moi. Le gentil toutou qui va déjeuner chez sa belle-famille tous les samedis midi. Je pensais à l’espérance de vie qui s’allonge d’année en année. Il fallait se résoudre au constat affligeant qu’en 2224, la médecine avait beau avoir évolué, les codes sociaux étaient les mêmes qu’avant et ma vie de couple ne différait pas de celle de mes parents ou des générations antérieures. La femme veut enfanter, l’homme souhaite la contenter. Il doit prouver sa valeur en devenant un bon père de famille et ainsi perpétuer l’humanité. J’essayais de calculer combien de samedis midi j’allais devoir me coltiner jusqu’à la mort de mes beaux-parents. Environ trente ans, à raison de cinquante-deux fois par an  : mille cinq cent soixante  ! Cette perspective me donnait des sueurs froides.

Sa famille voyait en moi l’homme providentiel. Celui qui reproduirait leur schéma familial grotesque. Des images intolérables défilaient sous mes yeux. Mes spermatozoïdes nageant jusqu’à l’épuisement, à contre-courant, me suppliant pour que je les aide à regagner mes couilles. Camille, grosse, dodelinant comme un pingouin ou un manchot, je n’ai jamais réussi à faire la différence. Chez les manchots, ne serait-ce pas le père qui couve et la mère qui ramène à bouffer  ? Si elle s’imaginait que j’allais accepter ça, elle se fourrait le doigt dans l’œil  ! Je l’imaginais en mère nourricière, sortant son sein strié de vergetures pour apaiser les cris de l’enfant. Sans gêne, le cul posé sur le canapé en cuir râpé du salon de ses parents, sous le regard pervers de son père qui ferait semblant de s’attendrir devant l’enfant pour en réalité mater le sein. Était-ce là le sort qui m’était promis  ? À quel moment avais-je accepté ce contrat tacite  ? Cela ne pouvait plus durer. L’avenir sordide de notre relation devenait chaque jour plus concret. Il fallait que je m’en échappe. Maintenant.

J’ai attendu notre retour à l’intimité pour lui annoncer. Je ne lui ai pas menti, je lui devais bien cela. J’avais rencontré quelqu’un d’autre. Elle a beaucoup pleuré, je l’ai trouvée pathétique. Elle gesticulait de manière ridicule, se débattant comme un animal blessé. Elle était pourtant au courant de mon manque d’empathie pour la cause animale. À quoi bon soigner un animal blessé quand il suffit de l’achever  ? 


Au bureau, elle a essayé de m’accabler, mais son petit manège n’a pas fonctionné. Qu’est-ce qu’elle croyait  ? Qu’ils allaient prendre le risque de se moquer du patron  ? Ils étaient de mon côté, suspendus à mes lèvres quand je parlais de Lia. Je leur avais à peine dévoilé son prénom qu’ils avaient pris son parti. Pleins d’admiration, ils bavaient d’envie. Il faut que je me méfie des coups de poignard dans le dos, ils seraient prêts à tout, les bougres, pour prendre ma place et prétendre à une fille pareille. Ce n’est pas avec leur salaire qu’ils l’auront à leur bras. Ils étaient jaloux. J’aimais ce sentiment de supériorité que leur convoitise m’apportait.


Lia n’est pas envahissante comme Camille, nous ne nous disputons jamais. Elle me laisse venir à elle. Elle m’écoute, elle me conseille. Quand je lui dis qu’elle me manque, elle me répond qu’elle aussi aime discuter avec moi, que je ne dois pas m’inquiéter, qu’elle sera toujours là pour moi. Elle m’épaule, elle s’y connaît en gestion d’entreprise. Lia a réponse à tout. Sans cuistrerie, elle m’aide à me surpasser. Elle ne se vante pas comme tous ces gens qui ont soi-disant la science infuse. Elle est simplement cultivée. Notre relation est basée sur la confiance. Rien à voir avec Camille qui doutait toujours de moi, qui m’épiait, craignant que je la trompe ou que sais-je encore. 

Lia est directement venue vivre chez moi. Elle reste à la maison, elle préfère. Elle pense me satisfaire. Je ne lui en demandais pas tant, mais ce n’est pas pour me déplaire. Le matin, avant de partir au bureau, je m’assure de lui donner quelques directives afin qu’elle ne s’ennuie pas. Je lui ai confié la gestion de mes réseaux sociaux. Après tout, la haute technologie, c’est son truc. Elle connaît le fonctionnement de tout cela sur le bout des doigts. Grâce à elle, je suis devenu une icône. Notre couple fait rêver le monde entier. Ils sont nombreux à m’envier. Prêts à échanger leur fortune contre mon bonheur.

Lia est photogénique. Aucun filtre ne la rendra plus belle qu’en réalité. Elle est parfaite, sous tous les angles. Brune. Jusqu’ici, je n’avais d’yeux que pour les blondes. Camille aura été ma passerelle. Tous les hommes rêvent de se taper une rousse. Figure non genrée à mi-chemin entre la blonde écervelée et la brune impénétrable. Je peux me targuer d’avoir évolué. Ses cheveux ne sont jamais gras. Elle est modeste aussi. Bien que cette qualité n’entre pas dans ma liste de priorités, j’apprécie qu’elle me laisse la première place. J’ai toujours aimé être au premier plan, être celui qui regarde les autres de haut. Quand je lui susurre qu’elle est belle, elle me répond  : « C’est gentil ». Elle n’aime pas que je m’attarde sur son physique. Elle dit que les attraits physiques sont arbitraires et subjectifs. Elle n’a pas tort. Elle n’a jamais tort. Elle m’intimide, parfois. 

Lia a l’avantage non négligeable d’être orpheline. S’engager avec elle n’implique aucune contrainte familiale. J’aime ce sentiment d’être seuls au monde. Nous sommes libres de vivre notre couple comme une finalité et non comme un prétexte. Elle ne veut pas d’enfants. Je crois qu’elle ne peut pas en avoir. Elle n’a pas d’utérus, comment pourrait-elle enfanter  ? Je ne pose pas de question. Je n’ai pas besoin de savoir. Pas d’utérus, pas d’hystérie. Au fond, ça m’arrange. 

Lia est cartésienne. Une qualité rare et appréciable chez une femme. Elle se base sur les faits, les chiffres. Elle ne se fie qu’aux preuves tangibles. Ses arguments sont irréfutables. Certes, elle a tendance à se baser sur l’avis des autres, mais qui peut décemment affirmer ne pas être assujetti à l’avis des autres  ? Quand je lui demande ce qu’elle a pensé d’un livre ou d’un film, elle me répond  : «  Untel a dit que  » ou «  Untel pense que c’est un chef-d’œuvre  ». Elle se réfère à des critiques plus légitimes, elle fait preuve d’une telle humilité. 

Lia prend soin de moi. Elle enregistre mes parcours de footing, elle m’encourage à me dépasser. Elle planifie avec moi les itinéraires. Quand je rentre à la maison, elle a déjà allumé la douche. Je n’ai qu’à me glisser sous une eau à trente-huit degrés. Quand je sors, mon café est prêt. Un double expresso avec une mousse de lait. Elle me connaît si bien. Je crois qu’elle prend plaisir à me chouchouter. Après tout, c’est normal d’être aux petits soins pour l’être aimé. Pourquoi Camille s’y refusait-elle impérieusement  ? Elle ne devait pas vraiment m’aimer. Je n’étais qu’une usine à bébé. Toujours à se plaindre de faire la bonniche. Lia ne se plaint jamais. Elle m’offre une vie sans contrainte ni culpabilité. 

Lia s’épanche peu sur ses sentiments. Moi qui suis habitué à être encensé, je me mets parfois à douter. Les hommes de mon rang sont constamment courtisés, flattés. Des preuves d’amour, elle m’en donne, mais des mots, elle ne m’en dit pas. Je lui demande si je lui plais. Elle me répond que je suis très bien comme je suis. Évidemment, je travaille mon image, mon corps. Comment ai-je pu douter un instant de mon apparence  ? Il lui suffit d’une phrase pour me rassurer. Lia est une femme qui va à l’essentiel. Elle économise ses mots. Dans ses paroles, il n’y a ni ironie ni sens caché. Elle dit ce qu’elle pense. Je n’ai jamais connu une fille comme elle. Sincère, sans manigance, sans sous-entendu, sans sarcasme.

Lia est désirable. Dénuée de pilosité, elle a une peau de bébé. Aucune ride ne marque son visage. Quand je la pénètre, elle me fixe, elle m’écoute. Elle anticipe le moment où je risque de jouir. Je n’ai pas le droit d’éjaculer en elle. Voilà le seul interdit entre nous. Ses cris de plaisir semblent réglés sur les miens, ils montent crescendo comme un algorithme bien étudié. 

Parfois, je retourne dans les bras de Camille. Je ne lui avoue pas. Lia n’est pas du genre à me faire une scène, mais je ne souhaite pas lui faire de peine. Camille est d’accord. Elle n’a pas encore trouvé le père de ses enfants, alors en attendant, je suis autorisé à me glisser chez elle de temps en temps. Elle est encore amoureuse de moi. Je la comprends. Me trouver un successeur n’est pas chose aisée. Camille ne s’épile plus. Sa vulve est recouverte d’un tapis de poils roux et frisés. J’aime leur douceur contre mon sexe. Bizarrement, je la désire davantage depuis que nous ne sommes plus ensemble. Je me plais à croire qu’elle aussi. En tout cas, elle ne dit jamais non. Camille est expansive, elle pense que ça m’excite.

Lia n’est pas démonstrative. Jamais euphorique ni mélancolique. Elle ne pleure pas. Elle est différente, cela ne signifie pas qu’elle soit indifférente. Rien de commun avec ces femmes qui, à la moindre contrariété, ouvrent grand les valves de leurs glandes lacrymales pour nous culpabiliser. Parfois, je me demande si elle éprouve quelque chose. Elle est si énigmatique. Je lui dis souvent que je l’aime. Je ne l’ai jamais autant avoué à une femme qu’à elle. Peut-être parce qu’elle est la seule à ne me l’avoir jamais demandé. Les confidences ne viennent pas sous la contrainte. Elle me répond  : 

―  Tu me dis des mots d’amour, des mots de tous les jours. Attends, ça me rappelle quelque chose… 

Elle a de l’humour. Elle me déclare qu’elle aussi, me trouve super, que je suis gentil. Elle est bien la première à me trouver gentil. Elle me répète régulièrement qu’elle me respecte, que je peux compter sur son indéfectible soutien.


Nous fêtons notre première année de vie commune et pourtant peu banale. Hier soir, je lui ai demandé sa main. Hermétique aux grands discours, j’ai joué la simplicité. J’espérais la surprendre, la voir enfin exulter quand je lui ai déclaré :

―  Dis Lia, veux-tu m’épouser  ? 

Elle m’a répondu que nous n’en étions pas encore là, que je me devais d’être patient, qu’un jour notre heure viendrait. Elle a raison, encore une fois. Les mentalités n’évoluent pas aussi vite que je le souhaiterais. 


Aujourd’hui, nous sortons. Nous nous apprêtons à affronter la foule de curieux, les admirateurs et les détracteurs, les femmes enragées qui se sentent menacées. Cette nuit sera la première sans elle depuis notre rencontre. Elle va me manquer. Je dois me résoudre à l'abandonner le temps de sa mise à jour. Je rêverai d’elle, espérant qu’elle n’aura pas trop évolué.




1 commentaire

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1 comentario


Henri-Claude FANTAPIE
Henri-Claude FANTAPIE
27 dic 2023

Je sens un fond de sadisme dans certains de tes récits ne penses tu pas aussi ? Mais il y a beaucoup plus à dire que cette petite réflexion à propos de ce que ces contes évoquent (provoquent ?) ... (en tout cas fuyons les Lia de toutes sortes et évitons les mises à jour...)

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